La cohabitation des légitimité: une préoccupation de sociologie politique et non De science juridique

L’émergence de la gouvernance locale s’inscrit dans le cadre d’une démarche politique formulée à travers des écrits précis qui sont les Textes d’Orientation de la Décentralisation (T.O.D.), le code général des collectivités territoriales ainsi que le code électoral. Cette démarche politique, motivée par le souci d’installer la démocratie et favoriser le développement, a abouti à l’organisation des élections municipales en 2006 qui consacrent l’apparition de 49 communes urbaines et 302 communes rurales.

Il convient de commencer par noter que l’enjeu visé derrière le thème du présent atelier, à savoir « La cohabitation des légitimités dans le cadre de la gouvernance locale », ne se réduit pas à l’analyse des textes organisant la décentralisation. Une telle approche qui est celle du juriste, ne permet pas de dégager une diversité de légitimités en cohabitation. La logique purement juridique voudrait en effet que la primauté dans l’exercice de la légitimité revienne à l’autorité légalement établie par le biais des élections dans la gouvernance locale.

Parler d’une « cohabitation des légitimités » suppose donc d’aller au-delà de la légalité simple pour retrouver, derrière les textes, des forces en confrontation pour le contrôle de la vie publique locale. Par opposition à la première approche qui est celle du juriste, cette seconde approche met en jeu le point de vue du sociologue du droit et de la politique

Il s’agit, en somme, de s’interroger sur la mise en œuvre du processus de décentralisation, en se tournant vers les acteurs qu’il implique pour dégager les difficultés auxquelles il se heurte et, éventuellement, sur les perspectives d’évolution qui l’attendent.

Afin d’affronter une telle préoccupation, il s’impose de commencer d’abord par établir une typologie des légitimités sensées se rencontrer au niveau de la gouvernance locale ; ensuite nous pourrons examiner la nature de leurs relations ainsi que les orientations qu’elles impriment à la collectivité locale et, enfin, de nous arrêter sur la confrontation entre les exigences de la gouvernance locale et celle de la gouvernance nationale.

Le thème du présent atelier nous invite à une réflexion sur les rapports entre les différents types de légitimités à l’échelle de la vie collective locale. La légitimité globalement envisagée suggère une forme de réconciliation entre une autorité et son entourage qui favorise la poursuite d’objectifs collectifs. Elle concerne la relation entre une structure, une institution ou une personnalité et un collectif d’hommes. La légitimité constitue une préoccupation essentielle de la vie collective, quelle que soit son échelle, et toute réflexion sur cette vie collective est ainsi conduite à la rencontrer. Aussi après être longtemps demeurée un thème de philosophie politique elle a été saisie à l’époque moderne par les sciences sociales notamment la sociologie, l’anthropologie, la psychologie sociale et même l’économie. Le but du présent propos n’est pas de reprendre toutes les thèses sur la légitimité depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Nous pouvons nous contenter de désigner essentiellement les hypothèses sensées nous permettre d’appréhender notre thème.

Cette réserve admise, il convient de rappeler que le sociologue Max Weber dans son célèbre ouvrage Le savant et le politique distingue trois fondements de la légitimité qui sont l’autorité de l’éternel hier, celle des coutumes sanctifiées par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter, le charisme qui renvoie aux qualités personnelles d’un individu et la légalité qui désigne le système des lois positives qui encadrent la vie d’une collectivité.

Plus récemment Laurent Thevenot et Luc Boltanski dans un ouvrage désormais consacré intitulé De la justification. Les économies de la grandeur ont également renouvelé la réflexion sur la légitimité en dégageant six principes de légitimation de l’action humaine.

Nous nous proposons de nous inspirer des hypothèses de ces auteurs sans toutefois nous contenter de les répéter car il nous appartient de prendre en considération la spécificité de la réalité sociale burkinabé. Aussi il nous semble mieux indiqué de nommer les principes de légitimation suivants : la coutume, la tradition, la révélation, la légalité et le dévouement…

La distinction entre la coutume et la tradition comme principes de légitimation surprendra un observateur extérieur à la réalité burkinabé. Celui qui connaît pourtant un tant soit peu cette réalité saura, quant à lui, reconnaître derrière cette distinction la séparation entre autorité coutumière et chefferie politique ancienne, entre les « gens de la terre et les gens du pouvoir » pour reprendre la terminologie de l’anthropologie politique .

L’autorité coutumière ou chefferie de terre se retrouve dans presque toutes les sociétés burkinabé même chez celles qui ignorent un pouvoir politique centralisé comme les Samos, les Bobos et les Dagaras pour ne citer que ces exemples. Par contre la chefferie politique ancienne ou traditionnelle ne se rencontre principalement que chez les Mossis, les Peulhs et les Gourmantchés. Chez les Mossis chefferie coutumière et chefferie politique ancienne cohabitent après une confrontation qui a abouti à une séparation de leur sphère d’intervention. Les représentants de la chefferie politique sont des conquérants qui sont venus soumettre des autochtones et reléguer leurs premiers dirigeants au rang de détenteurs d’une autorité que l’on pourrait qualifier de « religieuse ».

Ce pouvoir religieux est à distinguer à son tour de la hiérarchie des religions révélées que sont l’islam et le christianisme, pour respecter leur ordre historique d’arrivée. La connaissance de la parole révélée, que ce soit à travers la Bible ou le Coran, constitue universellement une source d’autorité. L’Eglise catholique se présente d’ailleurs comme une institution planétaire avec des niveaux d’autorité rigoureusement hiérarchisés et même un ordre juridique qui lui est spécifique. La révélation est un principe de légitimation qui, dans l’histoire de l’humanité, en Occident par exemple, a dominé le pouvoir politique pendant longtemps et, dans certains pays musulmans actuels, continue de le supplanter…

Dans des sociétés insuffisamment urbanisées telles que les nôtres, l’autorité de la religion révélée bien, que tardivement rencontrée, demeure forte et une récente enquête présentée par le C.G.D. montre que beaucoup de nos concitoyens ont plus confiance aux autorités religieuses qu’aux hommes .

Le Burkina actuel reste cependant une république laïque ou la séparation de la religion et de l’Etat est consacrée par la loi fondamentale. Dans un tel cadre, le principe central de légitimation de l’action humaine est la loi, la légalité établie et non la coutume, la tradition ou la parole révélée. D’ailleurs, notre Code des personnes et de la famille disqualifie ouvertement la coutume et la religion en tant sources du droit pour consacrer exclusivement le droit positif. Il en découle, pour la gestion de la vie collective locale ou nationale, que seules les autorités choisies selon la loi par élection ou par nomination sont fondées à prétendre diriger la cité.

Dans le cas précis de la gouvernance locale, les seules autorités censées être légitimes sont élues, conformément aux dispositions du code électoral, parmi les représentants des partis politiques légalement reconnus suivant des conditions d’âge et de moralité. En dehors de ces dirigeants communaux élus au suffrage universel, il ne reste que les représentants des divisions administratives que sont la région, la province et le département qui sont nommés par le pouvoir central conformément à la loi.

La loi semble ainsi être l’unique principe de légitimation de l’autorité mais son contenu est remis en cause notamment à travers la revendication des candidatures indépendantes. Cette revendication, qui est soutenue par des organisations de la société civile telles les organisations de défense des droits de l’homme, les syndicats ou les O.N.G. de développement, met en avant un autre principe de légitimation que nous proposons d’appeler « le dévouement ».

Il s’agit d’une disposition qui consiste à se mettre au service d’une cause (politique, économique, sociale, scientifique, culturelle ou sportive…) légalement établie ou non qui suscitent des œuvres en faveur de la collectivité et engendre par conséquent la reconnaissance de la société.

La configuration actuelle de notre gouvernance locale, ou même nationale, en soumettant l’éligibilité à l’appartenance à un parti politique, n’assigne aucune place aux citoyens qui témoignent de cette qualité qu’est le dévouement. Cette insuffisance de notre système de gouvernance ne trahit-elle pas que, derrière la hiérarchie entre les légitimités instituée par la loi, se profile une confrontation entre des forces en vue du contrôle de la vie collective ?

La formulation de cette dernière préoccupation nous enjoint, après avoir proposé une typologie des légitimités, de nous interroger sur les rapports qu’elles entretiennent entre elles. Le thème du présent atelier parle d’une « cohabitation » des légitimités. La cohabitation est une expression neutre qui ne nous renseigne pas sur la nature des rapports entre les légitimités. Il apparaît en effet qu’une cohabitation pourrait aussi bien être pacifique que conflictuelle. Les légitimités en relation dans la gouvernance locale, tout comme d’ailleurs à l’échelle nationale, sont censées être toutes soumises à l’instance unique de la légalité. De ce point de vue, leur cohabitation apparaît à première vue pacifique et il est même concevable d’envisager une collaboration entre elles.

De fait il est bien connu que les autorités traditionnelles et religieuses ont une forte propension au respect de la légalité et acceptent facilement de travailler avec l’autorité légalement établie. Il faudrait ici se garder de croire qu’il s’agit d’une simple soumission passive. Il s’agit au contraire d’une véritable complicité qui se paie souvent par des récompenses bien calculées, sans oublier les différentes formes de privilèges, de prérogatives accordées. Lors des campagnes électorales, les partis politiques courtisent par exemple les chefs traditionnels qui ont des statuts de grands électeurs et recrutent des candidats parmi eux ; ce qui pousse certains de ces chefs à recourir à différentes formes de pression pour conquérir des électeurs. Il ne faut pas oublier que, pour la chefferie politique ancienne, l’accession aux fonctions dirigeantes de la collectivité répond à une vocation naturelle.

La complicité des autorités religieuses est également sollicitée souvent pour asseoir l’autorité politique légale, mais elle ne se traduit pas par des candidatures directement issues de leurs rangs. Cette complicité se justifie généralement par une noble intention telle que le souci de préserver la paix sociale. L’attachement inconditionnel à la paix conduit à se méfier de toute velléité de contestation de l’ordre établi quand bien même il est marqué par des injustices manifestes.

Du point de vue des autorités politiques traditionnelles et des autorités religieuses, la cohabitation des légitimités doit donc rester pacifique. Quand bien même des différents surgissent entre les formes d’autorité, elles se doivent d’être gérées par le moyen de la négociation, par la médiation de conciliabules dans les limites des sphères de pouvoir. Tout conflit ouvert est à bannir car il aboutit à jeter le discrédit sur les autorités en confrontation.

Il convient cependant de ne pas s’empresser de penser qu’aucune forme de conflictualité n’oppose les différentes formes de légitimités. Pour se convaincre de la présence de la conflictualité dans leurs rapports, il suffit de se rappeler que, historiquement, toute légitimité postérieure a dû se heurter à celle qui la précède pour se faire valoir, pour s’installer. Ainsi, la chefferie politique ancienne a affronté la chefferie coutumière pour s’imposer, la religion révélée, sous toutes ses formes, s’est choquée avec l’autorité coutumière et même l’autorité politique ancienne qui a dû, quant à elle, céder de la place à l’ordre politique légal actuel. Ce processus, résumé ici en quelques mots, s’est traduit sur le terrain de l’histoire parfois par de violentes batailles qui ont produit de nombreuses victimes. Le souvenir de ces batailles et surtout la mémoire des prérogatives qu’elles ont bouleversées resurgit par moments dans les rapports actuels entre les différentes légitimités. Cette résurgence s’exprime à travers des méfiances ou des réticences que les observateurs avertis savent bien reconnaître.

Il reste cependant que, dans les faits, la primauté revient à la légalité en tant qu’instance formellement ultime de légitimation. Seule donc la contestation de cette légalité est à tenir pour un indice décisif de cohabitation conflictuelle entre les légitimités.

Une telle contestation ne se retrouve certes pas ouvertement du côté des autorités politiques traditionnelles ou religieuses, mais elle se rencontre à travers la dernière forme de légitimité, mise en avant par la revendication des candidatures indépendantes, que nous avons nommée « le dévouement ». Le dévouement met en avant un principe de légitimation différent de la coutume, de la tradition et de la révélation mais aussi de la légalité. Il attire l’attention sur les qualités personnelles d’un individu que sont sa compétence, son honnêteté ou sa sociabilité, qui ne dépendent pas de son inscription dans des structures consacrées comme la famille, la religion ou la position sociale. En d’autres termes, il consacre l’autonomisation du citoyen à l’égard des instances qui le dominent habituellement dans la vie sociale. Il l’amène à s’ériger en un sujet critique qui exige que, par-delà toute référence à une institution consacrée, son seul jugement décide ce qui est censé contribuer à l’épanouissement de la vie collective.

L’affirmation de l’égalité des citoyens à travers la loi fondamentale de l’Etat burkinabé encourage en principe cette autonomisation des individus, qui pointe dans la valorisation du dévouement, en relativisant les différences que les différentes formes d’appartenance introduisent entre eux. Tous les citoyens ont le même droit de participer à la vie politique, d’être électeur et de devenir éligible ; les seules restrictions imposées à ce droit concernant simplement l’âge et la moralité.

La mise en œuvre de cette égalité se heurte cependant à l’emprise des principes de légitimation que sont la coutume et la tradition qui privilégient la naissance et même à la révélation dans la mesure où cette dernière privilégie la grâce comme médiation entre la transcendance et le croyant. La légalité, quant à elle, est censée consacrée le triomphe du principe de l’égalité des citoyens mais il demeure que, en mettant en avant l’adhésion à un parti comme condition essentielle d’accès à la fonction dirigeante élective, elle introduit une entorse au principe de l’égalité qui aboutit, en fait, à protéger des positions établies.

Dans un tel contexte social, seule la revendication du dévouement en tant que principe de légitimation de l’action humaine s’accorde rigoureusement avec l’idéal de l’égalité des citoyens affirmé dans la constitution. Le refus de la reconnaissance légale de ce principe de légitimation, à travers le rejet des candidatures indépendantes, traduit, quant au fond, un parti pris de freiner un processus de mutation sociale. Il se pose ainsi la question de savoir, en définitive, quelle orientation globale il convient de proposer à notre société :

Faut-il s’employer à réhabiliter le passé ou s’efforcer d’inventer l’avenir ?

La confrontation entre les différents types de légitimités met en jeu, en dernière analyse, une réponse à cette dernière préoccupation, une orientation de l’évolution de la société dans son ensemble impliquant, au bout du compte, une perception de la relation entre la gouvernance locale et la gouvernance nationale. Il se trouve des analystes pour considérer que les exigences de la gestion de la vie collective locale impliquent d’accorder un statut aux autorités coutumières, traditionnelles et religieuses. De leur point de vue, l’influence dont jouissent ces acteurs sociaux justifie de chercher à organiser légalement leur participation à la vie publique à l’échelle locale et même nationale. La situation qui leur est actuellement réservée apparaît contradictoire à ces analystes : d’une part ils sont traités comme des notables dont on recherche le soutien pendant les élections et dans les occasions de crises sociales mais, d’autre part, il leur est refusé tout statut légal. Il semble donc souhaitable de reconnaître ouvertement leur autorité et même de leur accorder une rémunération tout en s’appliquant, en retour, à fixer les limites de leur intervention dans la vie publique, en remettant, par exemple, en cause leur éligibilité aux fonctions dirigeantes modernes.

Il apparaît cependant qu’une telle démarche est bien difficile à mettre en œuvre, en particulier dans le cas de la chefferie politique traditionnelle, qui considère l’accession aux fonctions dirigeantes de la société comme sa vocation naturelle.

Cette catégorie sociale a été destituée de ses prérogatives par la colonisation qui a préparé l’avènement de la société actuelle qui accorde une primauté à la légalité par rapport à la tradition. Pour elle, toute réhabilitation qui passe par une limitation de ses prérogatives constitue une seconde atteinte à sa position. De fait, l’apparent caractère contradictoire de sa situation actuelle lui permet de sauver son emprise sur la société. Légalement, l’autorité de ses représentants n’est pas reconnue, mais politiquement et socialement ils constituent une force avec laquelle il importe de compter.

Cette force, qui s’organise ouvertement en vue de défendre sa position dans la hiérarchie des classes sociales, trouve son intérêt dans toute mesure qui lui attribuerait des privilèges. Il en résulte que son influence sur la société s’oriente vers une réhabilitation du passé, une restitution des prérogatives qu’elle a perdues avec la formation de l’Etat nouveau. Elle a, certes, clairement conscience que les dimensions actuelles de la société burkinabé débordent les cadres des anciennes sociétés, mais elle sait également que le processus d’affirmation d’une nouvelle société est loin d’être achevé, ce qui lui réserve un rôle encore important à jouer dans l’équilibre des forces sociales. Objectivement donc cette catégorie sociale se trouve amenée à freiner tout processus de mutation sociale.

Les transformations sociales qui ne vont pas dans le sens d’une réhabilitation du passé se doivent par conséquent d’être portées par des acteurs sociaux autres que les représentants de la chefferie politique traditionnelle. Après avoir supplanté les représentants de la chefferie coutumière, les représentants de la chefferie politique traditionnelle se retrouvent bousculés par de nouvelles aspirations introduites d’une part par les religions révélées, d’autre part par les acteurs de la légalité nouvelle que sont l’administration et les dirigeants politiques élus auxquels s’ajoutent les partisans du dévouement comme principe de légitimation.

Globalement les représentants des religions révélées s’accommodent de l’ordre social et politique établi. Les religions monothéistes que sont l’islam et le christianisme souscrivent au principe de l’égalité des hommes devant Dieu. Elles ne valorisent pas la naissance comme critère de distinction entre les hommes, mais la grâce et la foi. Elles s’adaptent au principe de la séparation de la religion et de l’Etat qui ne compromet pas leur expansion. Il est à relever d’ailleurs que les relations entre ces religions sont plutôt paisibles au Burkina et que les formes d’intégrismes qui se rencontrent dans d’autres pays demeurent presque inexistantes ici. En somme, les mutations sociales que les religions révélées sont susceptibles d’imprimer à la société burkinabé restent non seulement compatibles avec le contenu actuel de la légalité, mais surtout, n’ont pas de prolongement important sur le plan de la vie politique. En appui à cette observation, il convient de rappeler que les notables de ces religions participent rarement aux compétitions électorales en tant que candidats et ne figurent donc pas dans les grandes institutions de la république.

Ainsi il s’impose de considérer que seuls les acteurs sociaux qui se profilent derrière les principes de légitimation que sont la légalité et surtout le dévouement sont porteurs de mutations sociales importantes et soumettent la société à un effort d’invention de l’avenir. La demande de changement social demeure cependant encore restreinte au niveau des partisans de la légalité. Ils adhèrent certes, à l’affirmation de l’égalité des citoyens qui subvertit les légitimités coutumières, traditionnelles et même religieuses mais ils s’efforcent de fixer des barrières à la mise en œuvre de cette égalité ainsi que l’atteste la restriction du droit d’éligibilité aux seuls adhérents des partis politiques.

Une telle démarche est clairement destinée à circonscrire le cadre de recrutement des dirigeants, ce qui permet de perpétuer l’hégémonie d’une catégorie de citoyens, le pouvoir d’une caste de privilégiés qui s’appuient essentiellement sur leurs moyens financiers pour contrôler la société, séduire leurs concitoyens. Il en résulte une perversion de la démocratie en oligarchie qui a pour conséquence principale la désaffection de la masse des citoyens à l’égard de la politique et le rejet même de l’élite dirigeante.

La faiblesse des taux de participation aux consultations électorales apparaît comme l’indice le plus incontestable de ce phénomène de désaffection à l’égard de la politique, de cette crise de la représentation .

Est-il seulement possible de contenir ce processus de délégitimation de la démocratie en général et des consultations électorales en particulier dans notre pays ?

La réponse à cette question entraîne la réflexion sur la cohabitation des légitimités à s’éloigner du cadre strict de la gouvernance locale pour se préoccuper de la gouvernance nationale et même du phénomène universel de la gouvernance. La localité se présente en effet comme une division d’un ensemble politique plus vaste qui est le territoire national. Le territoire national est administré par un gouvernement central avec le concours d’institutions réunissant des représentants élus des citoyens. Habituellement les règles de la gouvernance locale sont fixées par les institutions nationales.

Ainsi le processus de décentralisation au Burkina est impulsé conjointement par des lois votées par l’assemblée nationale et des décrets pris par le gouvernement. L’ensemble de ces textes constitue le dispositif légal sur lequel s’appuie la gouvernance locale. Il revient à ce dispositif légal déterminer le mode de cohabitation des légitimités dans le cadre de toute gouvernance, qu’elle soit locale ou nationale. En l’état actuel de nos textes, les principes de légitimation autres que la légalité ne sont pas pris en considération.

Cependant, l’expérience des acteurs sur le terrain local, celle des élus locaux aussi bien que celle de l’administration décentralisée, témoigne de l’importance de prendre en considération la diversité des légitimités dans la poursuite de l’édification de la collectivité locale. En d’autres termes, l’expérience de la gouvernance locale suscite des démarches nouvelles, elle adresse des exigences aux institutions nationales. La prise en compte de ses exigences est susceptible d’infléchir la vision même de la gouvernance nationale en commençant par la perception des relations entre l’autorité centrale et les autorités locales.

Sur quels critères se fonde le découpage du territoire national en régions et en communes ? Jusqu’où s’étend l’autonomie accordée aux régions et aux communes dans le cadre de la politique de la décentralisation ?

La réponse donnée à la première question dans les textes organisant actuellement la décentralisation est loin d’être claire, sans parler d’être convaincante. Les régions dessinées actuellement ne correspondent ni à des espaces géographiques homogènes, ni, encore moins à des aires culturelles historiquement unifiées. De purs calculs électoralistes ou des préférences subjectives des dirigeants du moment semblent avoir prévalu dans la désignation des frontières de certaines collectivités locales.

Il est évident que cette façon de procéder rejaillit dans la mise en œuvre de la gouvernance locale, notamment quand il est question de réunir les différentes légitimités en confrontation. Une bonne connaissance des mœurs des communautés locales est indispensable au succès de l’action de l’autorité locale. L’homogénéité culturelle facilite cette connaissance et, par-delà elle, la direction de la collectivité qu’elle détermine.

Cependant, même là où cette homogénéité existe la gouvernance locale est entraînée à se heurter à la conception de l’autonomie qui transparaît dans les textes fondamentaux de la décentralisation. Une grande autonomie est indispensable à la prise en mains de sa destinée par une collectivité locale, mais elle ouvre également la voie à la possibilité d’une contestation du pouvoir central. Non seulement il doit être concevable qu’une mesure adoptée à l’échelle locale déroge à l’orientation générale du pouvoir politique central, mais, surtout, une collectivité locale est en droit de se désigner une direction dont l’idéologie politique serait clairement opposée à celle du gouvernement central.

Une telle situation met en jeu la capacité de l’Etat à respecter les sensibilités politiques des citoyens.

Afin de l’affronter avec succès, il est exigé que l’option de l’approfondissement du processus de démocratisation de la gouvernance triomphe clairement au niveau du pouvoir central. Tel est l’ultime enjeu de la réflexion sur la cohabitation des légitimités. Il s’agit, en définitive, de savoir dans quelle mesure une volonté politique collective est susceptible d’émerger pour soutenir un approfondissement de la démocratie qui se traduirait par une plus grande participation des citoyens à la vie politique et une plus grande diversification du recrutement des dirigeants des collectivités aussi bien locales que nationale.

La formulation de cet enjeu conduit, entre autres conséquences, à percevoir l’importance du débat sur les candidatures indépendantes dans notre pays. Leur admission permettrait d’encourager la participation des citoyens, méfiants à l’égard des partis politiques, à la vie publique nationale et locale et de diversifier le recrutement de l’élite dirigeante en accordant une reconnaissance à un principe de légitimation tel que le dévouement.

L’implication politique des femmes, qui apparaît comme une préoccupation aujourd’hui, pourrait également s’en trouver facilitée, sans oublier celle des jeunes, qui dans leur majorité, gardent une image négative de l’homme politique. Pour ce qui est du cas particulier des femmes, il est significatif de constater qu’elles se passionnent mieux pour les associations ou les O.N.G. que pour les partis politiques. Autoriser des candidatures indépendantes serait une manière indirecte de valoriser leur implication dans ces structures à travers lesquelles elles se forment aussi au leadership.

Il convient, pour terminer la présente réflexion, de constater malheureusement que notre législation centrale actuelle, notamment le code électoral, ferme la voie aux candidatures indépendantes, ce qui correspond clairement à un refus de l’option de l’approfondissement du processus démocratique.

Cet approfondissement, en somme, demeure un combat à poursuivre, combat auquel l’expérience de la gouvernance locale et la réflexion qu’elle suscite pourrait, à l’évidence, apporter une contribution décisive.

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