un modèle de gouvernance traditionnelle pour enrichir le débat sur le pluralisme juridique
Par Boubacar Cissé Fall (Senegal, novembre 2006)
La communauté léboue est caractérisée par la spécificité de son dialecte qui est un dérivé du wolof, langue la plus parlée au Sénégal et la conservation assez notable de certains éléments de sa structuration sociale traditionnelle. C’est ce qui fait que cette communauté jouit aujourd’hui d’une reconnaissance de la part des autorités politiques étatiques qui fait que l’un de ses dignitaires est considéré par les autorités Gouvernementales comme un Chef Coutumier représentant de cette communauté. Il est assez souvent consulté pour des affaires sensibles du fait des représentations qu’en ont les membres de cette communauté et qui sont généralement en contradiction avec les normes édictées par le système juridique moderne.
Les lébous sont principalement installés le long du littoral atlantique, de la presqu’île du Cap Vert (Région de Dakar) à Saint-Louis, en passant par Thiès ; toutefois avec une plus forte concentration dans la région de Dakar où on constate plus facilement les survivances traditionnelles caractéristiques de leur communauté.
Cette concentration dans la région de Dakar a une histoire : Lassés par le despotisme du roi du Cayor (Un des grands royaumes qui ont marqués l’histoire du Sénégal), ils firent sécession et se retranchèrent à l’extrémité de la presqu’île du Cap-vert. Ils repoussèrent toutes les attaques des forces du Cayor jusqu’à ce qu’en 1812, leur indépendance fut reconnue.
La première forme d’organisation sociale connue de cette communauté, fonctionnait avant leur installation dans la presqu’île du Cap-Vert et reposait sur l’élection de « lamanes », maîtres de la terre. A cette époque l’essentielle de leur activité était tournée vers l’agriculture. les lamanes étaient les propriétaires de la terre et avaient le statut de chef de village.
C’est avec la migration vers la côte que les activités changeant de plus en plus avec une spécialisation de plus en plus grande dans la pêche, de nouvelles formes d’organisation virent le jour. Elles se justifiaent par les contraintes liées aux activités économiques nouvelles et le souci d’éviter de mettre en place des structures qui reproduisent la tyrannie du Damel (Roi du Cayor).
Au delà de la structuration de l’autorité qui s’approche du régime parlementaire, la place faite à la notion de Bien Public marque le plus l’originalité de cette communauté.
L’évolution actuelle fait que c’est du point de vue politique qu’on note le plus une prise en compte de cette communauté et une conservation réélle des structures traditionnelles de son organisation.
Par contre du point de vue économique, dans un domaine comme la Gestion du bien public, l’organisation politico administrative post coloniale a plutôt détruit les systèmes traditionnels. Il en est ainsi en matière de gestion du sol et des ressources côtières et marines. Dans ces domaines, le système normatif traditionnel était tel qu’il garantissait l’accès de tous aux ressources, ainsi que leur conservation de par un mode de gestion durable.
C’est de ce point de vue que l’expérience que constitue le mode d’organisation traditionnelle de la collectivité léboue de Dakar en matière de Gestion des Ressources Naturelles, est intéressante à partager. Dans un débat sur le pluralisme juridique, cette expérience apporte en effet la preuve de l’existence dans les sociétés traditionelles, de modes d’organisations légitimes et porteurs d’équilibre mais qui ne sont hélas pas tenus en compte dans le système juridique moderne qui connait à son tour, des difficultés dans la mise en oeuvre des normes qu’il édicte et dans lesquelles les populations ne se retrouvent pas ; préférant invoquer la coutume et les traditions .
A titre d’exemple, de nos jours, les conflits fonciers impliquant des membres de cette communauté sont nombreux devant les juridictions. L’argumentaire qu’ils opposent est toujours construit sur la base de la représentation qu’ils se font encore de leur rapport avec le droit de propriété et qui est tout en contradiction avec les dispositions légales codifiées et mises en application par l’Etat. Ils invoquent toujours l’emprise de leurs familles sur les terres en question depuis des générations.
Cette situation révèle le décalage entre le système normatif en vigueur, notamment avec la loi de 1964 portant sur le Domaine National qui verse dans le Domaine Public toutes les terres qui n’auront pas été enregistrées dans les délais qu’elle édictait et les représentations que se font les citoyens du droit auquel ils se réfèrent. L’illustration de la difficulté à faire appliquer des règles en contradiction avec celles auxquelles les citoyens croient traditionnellement est ainsi faite.
D’un autre point de vue, le mode de gestion des ressources côtières et maritimes sera présentée dans le sens où elle démontre en quoi il était un mode de gestion durable et assurait le conservation des ressources naturelles.
La première partie de la fiche présentera l’organisation sociale traditionnelle de la communauté léboue.
Dans la deuxième partie le mode traditionnel de gestion des ressources naturelles dans cette communauté sera présenté.
I. Organisation sociale et administrative de la collectivité Léboue
Au début du XVIe siècle, les Lébous mirent en place, une forme d’organisation de type gérontocratique. Ce système coutumier, avec des institutions représentatives, loin d’être centraliste est plutôt de type parlementaire populaire avec une représentation exhaustive de toutes les couches de populations, avec une représentation de toutes les générations.
1.1. Le Pouvoir exécutif
Le " Collège exécutif " est composé de trois personnalités qui sont le JARAF, le NDEY-JI-REW et le SALTIGUE.
Le JARAF est le « chef du gouvernement " qui définit la politique extérieure et se porte garant des institutions.
Ensuite vient le NDEY-JI-REW (littéralement Mère de la nation) qui est assimilé à un « Ministre de l’intérieur » et à un degré moindre, il joue le rôle de " Maire ».
Enfin, le SALTIGUE joue le rôle de « Ministre de la défense, du culte, des terres, de la mer ».
Ces trois membres du Collège exécutif sont choisis au sein des principales lignées matrilinéaires, dans un souci d’équité et de contrôle réciproque des instances.
1.2. Le Pouvoir législatif
En fait, il y a " un collège législatif " composé des assemblées populaires hiérarchiquement constituées selon les principes de la gérontocratie.
Ainsi toutes les classes d’âge situées entre 55 et 65 ans se retrouvent dans l’assemblée des Ferey, instance de police communale et de participation dans la sécurité publique regroupant les plus jeunes. En prenant de l’âge, les Ferey se retrouvent dans l’assemblée des Jambour qui signifie littéralement les sages.
L’assemblée des Jambour est comme une instance législative qui supervise le travail des Ferey en même temps qu’elle édicte des règlements à faire exécuter par les Ferey. Ils sont consultés par les autorités exécutives dans tous les secteurs de la vie des populations.
Cette organisation sociopolitique, qualifiée de « démocratie consensuelle », demeure toujours vivace malgré certaines agressions. Elle cohabite de manière comprise avec l’autorité civile, l’État et les mairies de la ville et de la commune d’arrondissement.
1.3. Le Pouvoir Judiciaire
Au sein de la presqu’île, alors que l’Islam progressait parmi les Lébous, un besoin d’unité encore plus fort se fit ressentir. La fonction de Serigne NDakaru fut créée en 1790. À l’origine purement religieuse, elle consistait à rendre la justice selon le Livre saint, le Coran. Le premier à en assumer la charge fut Dial Diop, un émigrant musulman.
Les colonisateurs Français avaient qualifié cette société de " République Lébou " pour l’ensemble des villages de la presqu’île du Cap-Vert. En milieu Lébou, l’organisation repose sur un pouvoir exécutif bicéphale entre les mains d’un pouvoir législatif bicaméral. Ce bicamérisme, fondé sur un parlement composé de deux chambres (Jambour et Ferey) est toujours vivace.
Comme disait l’ancien président sénégalais, Monsieur Abdou Diouf : " ces processus complexes d’élaboration des décisions dans les sociétés traditionnelles africaines sont comme on peut le constater d’essence démocratique et leur efficacité est du reste attestée par certaines formes modernes d’organisation « .
2. LA GESTION DES RESSOURCES NATURELLES DANS LA COLLECTIVITE LEBOUE
2.1. Les espaces maritimes et côtiers : L’exemple des îles de la Madeleine
Certains sites et phénomènes naturels, de par leurs aspects extraordinaires font l’objet de croyances qui s’expriment par des pratiques rituelles et des comportements de vénération à l’égard du milieu et des faits. C’est le cas de l’espace maritime de la région du Cap-vert (actuelle région de Dakar). Pour la communauté léboue, l’espace et ses habitants sont protégés par des génies que sont:
Ndiaré résidant à l’île de Yoff (teggen).
Ndeuk Daveur ou Ndeuk Daour résidant à Daveur ou Veur (îles de la Madeleine).
Coumba Castel résidant à Gorée et au plateau de Castel.
Coumbame Lambe résidant à Ndépé à Rufisque.
De ces génies, seul celui des îles de la Madeleine est du genre masculin, d’où la considération spéciale portée sur son île.
L’île et ses environs sont respectés et les comportements des populations à leur égard reflètent ce respect dont bénéficie la conservation des sites et par delà, des ressources naturelles qui s’y trouvent. Le sacré est ainsi mis au service de la Gestion Durable des ressources naturelles et cela, sur un schéma de Gouvernance Légitime.
En effet, les règles sont construites sur la base de valeurs socio culturelles propres à la communauté et admises depuis des générations et elles sont respectées par tous.
Par exemple, dans le cas des îles de la Madeleine, les ressources qu’on trouve sur l’île peuvent être consommées sur place. Elles ne doivent en aucun cas quitter l’île. Tout objet, même une pierre, amené sur le continent sera réclamé dans la nuit à celui qui l’a transporté et qui doit le ramener à sa place, faute de quoi la punition du génie peut lui être fatale.
Il en est ainsi selon des croyances qui sont bien ancrées dans l’esprit et qui se reflètent dans les habitudes de beaucoup de pêcheurs lébous qui fréquentent ces endroits de nos jours encore.
De la même façon, il est interdit de tuer toute espèce animale vivant sur l’île, même le serpent.
La pêche est autorisée dans ces espaces maritimes. Cependant des contraintes sont imposées. Par exemple tout poisson pris et dont l’espèce n’est pas connue, est relâché.
Cette pratique traduit, entre autres préoccupations, celle d’assurer la reproduction et la conservation des espèces rares ou en voie de disparition. La fréquentation de l’île pour les loisirs était interdite. Toutefois, les pirogues en difficultés ou gênées par les intempéries pouvaient s’y réfugier.
Lieu de culte, des pratiques rituelles ont encore lieu sur l’île, mais elles s’effectuent d’une manière qui ne nuit en rien l’état des lieux.
Cette relation entre l’homme « lébou » et l’île, n’a donc en rien entamé l’intégrité écologique du site. De ce fait, les causes de dégradation qui pouvaient être relevées au temps où ces pratiques étaient les seules à être en vigueur, ne sont pas anthropiques, mais naturelles. Ainsi,toute dégradation qui se produisait était le faits de phénomènes naturels comme l’érosion éolienne et maritime du sol ou encore, de la sécheresse.
Mais cette situation a changé de nos jours. « L’île de la Madeleine de « l’homme lébou » est devenue l’île de la Madeleine du citoyen non soumis aux croyances qui ont été à la base de l’appropriation de la conservation par les populations autochtones » .
2.2. La gestion foncière : L’exemple des terres de culture
Contrairement à une idée largement répandue, les lébous sont aussi des agriculteurs et cette activité ; sauf dans des zones où les types de sols ne s’y prêtaient pas, comme à Ngor, se menait en même temps que la pêche.
Dans la logique du système social traditionnel, le vrai Lébou est celui qui a un champ à cultiver pendant l’hivernage et qui après l’hivernage, s’embarque dans une pirogue pour s’adonner à la pêche.
« La terre n’appartient à personne mais à celui qui la met en valeur » . Ce principe de la loi sur le domaine national était méconnu des lébous. En effet c’est un droit coutumier spécifique qui régissait la terre avant l’application de cette loi.
La terre était sous l’autorité du lamane (seigneur de la terre) à qui tout paysan devait verser un njëk c’est à dire un impôt de nature (argent, vache, chèvre, mil) pour cultiver la terre.
A coté de ce système, il existait celui du taylé qui consistait à payer une redevance à un cultivateur pour mettre en valeur.
L’élément caractéristique dans l’organisation du système de production est que l’assolement était érigé en règle, avec une rotation des cultures sur les principaux champs cultivés d’une année à l’autre.
Comme cela est apparu dans la gestion des ressources maritimes et côtières, le souci ici aussi, est la durabilité des ressources naturelles. Cet objectif est atteint par un système qui permet leur régénération.
La gestion des ressources foncières est aussi marquée parla sacralisation de certains espaces dévolus à des pratiques rituelles, notamment pour la protection des populations contre certaines calamités ou pour conjurer le sort à l’approche de l’hivernage. C’est le cas des forêts sacrées dont l’une des dernières et la plus connue est la forêt classée de Mbao, située sur l’axe routier reliant Dakar à Rufisque. Ces espaces étaient des lieux de conservation de la biodiversité où l’on retrouvait beaucoup d’espèces animales et végétales. Ces forêts sacrées servaient en même temps de zones de pâturage pour le bétail. Cela garantissait la cohabitation pacifique entre éleveurs et agriculteurs.
Cette expérience prouve que « L’ Afrique pré coloniale a donc fondé des États qui ont mis en place des dispositifs et des procédures institutionnelles de gestion publique, organisé les relations entre personnes et ethnies, régulé des crises et des conflits internes et externes. Ces constructions étaient multiples et plus ou moins performants dans le temps, on ne peut donc pas parler d’un modèle unique de gouvernance sur tout le continent. Tous ceux-ci témoignent du fait que l’Afrique a su se gouverner selon des règles comprises et admises par ses diverses communautés. »