Par CISSE, Falilou Mbacké (novembre 2002)
Monsieur Amadou Ndiaye, conseiller municipal donne sa vision de la décentralisation.
"Au départ, nous avons échoué à donner un sens à la politique. On n’avait pas une culture politique. Le politicien devait être un nanti pour pourvoir aux besoins particuliers des populations, aux dépens de l’intérêt général car on ne percevait pas le développement comme un produit de la politique. Les hommes politiques en ont profité pour recruter des militants avec l’argent.
En fait, c’est le système politique même qui a permis cela. Prenons l’exemple du parti socialiste qui a dirigé le pays pendant quarante ans. Pour renouveler les instances du parti, ils procèdent à ce qu’ils appellent le "placement des cartes". Théoriquement cela veut dire que le parti met en vente des cartes de membres sur l’ensemble du territoire à l’intention de tous les militants et sympathisants. La carte acquise donne le droit de vote au sein du parti dans la mesure où elle est la preuve de l’adhésion au programme et à la structure. Ainsi, le militant ou sympathisant pourra investir la personne de son choix dans sa localité.
En pratique, les militants et sympathisants n’ont jamais acheté de cartes. Le candidat à l’investiture est celui qui achète autant de cartes que lui permet sa bourse, puis il les "place" auprès des militants et sympathisants, avec bien sûr un peu d’argent pour que ceux-ci prennent les cartes et votent pour lui le jour des élections.
Puisque au départ ces militants ont reçu de l’argent, ils ne voient plus que cela et en font la règle du jeu. A chaque fois qu’ils ont des problèmes sociaux, ils vont voir le leader politique. Ce dernier se sent également obligé de satisfaire les demandes sociales parce qu’il va se dire que s’il ne le fait pas, ces militants vont aller vers d’autres leaders du même parti ou simplement vers d’autres partis politiques.
Donc c’est faussé dès le départ. C’est mal parti. C’est tout un système qu’il faut changer et malheureusement depuis l’alternance politique à la tête de l’Etat vous voyez comment les gens adhèrent au parti du nouveau président. Et ce n’est pas par conviction, sinon ils l’auraient fait auparavant. Ils le font par intérêt. Au palais, les militants vont et viennent comme au marché, et à chaque groupe le président de la république donne une somme d’argent qu’ils appellent pudiquement "le prix du transport". Dernièrement des militants se sont même battus au palais pour cet argent.
Les mentalités sont sous-développées il faut changer les mentalités, que les gens élisent des hommes politiques qui vont penser et oeuvrer au développement et non pour qu’ils leur paient leurs factures et leurs ordonnances.
Sinon, on doit se poser des questions. Un maire qui a 50.000 FCFA d’indemnité et qui doit assister chaque citoyen pour ses cérémonies familiales et ses charges sociales, comment va-t-il s’y prendre ? S’il est rigoureux, il épuise ses indemnités et n’a plus rien à donner, ou bien il cherche d’autres moyens même illégaux de répondre aux sollicitations individuelles. Le pire est que tout homme politique vous dira qu’il est obligé de le faire sinon un autre le fera et gagnera les élections.
Prenons toujours l’exemple de Khombole dont l’actuel maire a occupé d’importantes fonctions dans l’appareil d’Etat, avant d’être ambassadeur pendant vingt ans. Ce sont les populations qui l’ont pressenti et réclamé comme maire et les politiciens sont allés le chercher. On peut penser que cette demande se fondait sur les compétences et l’expérience de l’homme pour résoudre les problèmes de Khombole. En fait, les populations pensaient davantage que ces hautes fonctions lui avaient donné assez de richesses pour qu’il puisse les assister socialement. C’est un mal sénégalais, on ne pense pas à l’intérêt général, on ne pense qu’à soi."
Si la politique est communément perçue comme un art et une valeur de gestion de la cité, c’est précisément en raison de sa finalité qui est d’assurer à tous et à chacun le bien être auquel tout être humain peut légitimement prétendre lorsqu’il passe de l’état de nature à la vie sociale, comme dirait Rousseau. Assurément, la réalisation de cet objectif suppose à tout le moins un sens de la vie en société, une conviction, un choix et une morale. Ces pré-requis renvoient de façon générique à l’intérêt général, à la citoyenneté, à la liberté et aux vertus.
En Afrique et au Sénégal en particulier la politique est une négation de tout cela. Ici, la politique joue contre le développement. D’abord, les rapports de l’individu à la politique sont faussés. Dès le départ, nous avons deux groupes en présence. Le premier groupe formé par les politiciens inscrits dans une quête effrénée de pouvoir et d’argent, et décidés à profiter de l’Etat et de la politique à des fins personnelles. Le deuxième groupe constitué par les populations nécessiteuses aussi bien en avoir qu’en savoir, et préoccupées par les problèmes de survie au quotidien. Le premier point de contact entre ces deux groupes est l’argent. Comme l’illustre cette expérience, il faut avoir de l’argent pour se faire élire à la base. Il faut toujours de l’argent pour fidéliser les militants. L’argent devient ainsi l’élément fondateur et régulateur des relations entre le politique et le citoyen aux dépens d’un projet de société profitable à tous parce que tourné vers le développeme
nt collectif et le bien être individuel. Ce clientélisme politique et ce chantage social sont "institutionnalisés et officialisés" au Sénégal. En effet, le salaire des députés étant passé du simple au double dernièrement, le président de l’assemblée nationale, et avec lui toute la classe politique, le justifiait par la nécessité pour les députés, hommes politiques, de répondre à la demande sociale des militants. A un autre niveau, c’est à dire à la présidence de la république, il est notoire que la "caisse noire" est généreusement distribuée aux zélateurs et courtisans du régime. De manière générale, le "débauchage" d’un homme politique par un parti concurrent est toujours monnayé à coup de millions.
Dans un tel contexte, que peuvent bien valoir une conviction, une idéologie, un projet de société, un engagement collectif ? Rien ! Absolument rien.
Il s’ensuit que la politique est par définition le domaine du faux, du mensonge, de la tromperie et de la trahison. Bref, c’est le domaine de la non-vertu, du profit individuel et de l’enrichissement illicite impuni. Cette conception est d’autant plus partagée qu’au Sénégal, les produits des faussaires (en bijouterie, en artisanat par exemple) sont appelés "politiques". C’est dire toute la connotation attachée au mot en raison de la pratique. Aussi, est perçu comme un déviant celui qui affirme que les choses doivent se passer autrement.
Tant et aussi longtemps qu’il en sera ainsi, la politique sera l’obstacle principal aux progrès des sociétés africaines. C’est certainement cela qui a probablement amené certains à se demander "si l’Afrique refusait le développement".